lundi 16 mai 2016

Bory, Naulleau, Besson et Loulou ...


Jean-Louis Bory est un double maudit. Son premier roman, Mon village à l'heure allemande, obtient le prix Goncourt, en 1945. Il a alors 26 ans. Puis, bien avant le moderne coming out, il évoque son homosexualité dans Ma moitié d'orange en 1973. Deux best-sellers qui encagent, tuent lentement. Bory, pédé superstar, entre reconnaissance gay et insultes seventies ? Ca ne pouvait durer. A Jean-Louis Curtis, il glisse : “Je suis las d'être devenu le gugusse de l'homosexualité militante.” Le spleen devient son compagnon de mauvaise fortune. Dépression au dessus du jardin de sa maison de Méréville. Il achète une carabine. On ne sait jamais. Une nuit de juin 1979, on a su.

Bory, trop rarement, revient sur le devant d'une scène littéraire minuscule. Une biographie, signée Daniel Garcia. Un anniversaire. Un avant-propos, ou un article, d'Eric Neuhoff. Un best-of du « Masque et la plume », dont il a fait les belles heures radiophoniques en ferraillant avec Georges Charensol. Le ton montait très vite. Ce s'énervait, se bousculait, se réconciliait. Ils étaient les Sartre et Aron du 7e art. En plus drôles. Il était préférable d'avoir tort avec Bory que raison avec Charensol. Pour s'en convaincre, une merveille oubliée : ses chroniques cinématographiques publiées chez 10/18 dans les années 70.

Si Bory était un beau parleur des ondes et des plateaux TV, le meilleur de son style, ce qui restera quand les années auront tout balayé, il l'offre chaque semaine au Nouvel Observateur, après s'être fait la main dans Arts. Les papiers de cinéma de Bory sont un roman édité dans le journal de Jean Daniel et recueillis, en plusieurs tomes : Des yeux pour voir (1971), La nuit complice (1972), Ombre vive (1973), L'écran fertile (1974), La lumière écrit (1975), L'obstacle et la gerbe (1976), Rectangle multiple (1977). Des volumes à ouvrir après avoir consulté l'index, ou au hasard. On corne des pages. On souligne des morceaux de bravoure. On y revient.

Bory nous raconte une histoire de France, décalque en 24 images/seconde de celle de Michelet, à travers les regards de Godard, Chabrol et Claude Sautet. Une autre époque et une certaine idée de notre « cher et vieux pays ». Pas de Luc Besson dans les pages de Bory, ni de danybooneries. Pasolini s'invite, Bunuel aussi. Frontières ouvertes aux génies. La vulgarité est prise en grippe. Il y a des partis-pris, des emballements et des cibles. Vadim est maltraité. « Le véritable Et Dieu créa la femme, c'est Godard qui l'a tourné, et cela s'appelle Le Mépris» Ce n'est rien, en comparaison du traitement réservé à Michel Audiard : « A propos du cinéma supportable ou insupportable, les films de monsieur Audiard sont hors de ma compétence. Beaucoup trop subtils pour moi. Monsieur Audiard, nul ne l'ignore, est le Molière du Hurepoix. Il est même le seul Molière du Hurepoix à filmer directement en audiard. J'ai déjà marché dans de l'audiard. Comme c'était du pied gauche, ça m'a porté chance. Il ne faut pas abuser des bonnes choses. » La réponse d'Audiard sera cinglante. Duel à coups de plumes aiguisées.


D'une oeuvre l'autre, Bory dessine son univers. Le charme discret de la bourgeoisie n'est pas détesté. Des jeunes filles embrassent des ouvriers. Les garçons hésitent entre les mamans et les putains. Il commence à y avoir trop de flics dans les rues et sur les écrans. La joie et la mélancolie jouent au ping-pong. Chaque chronique est un enchantement. Le cinéma y était à la fête. C'était avant. Francis Ford Coppola acquiesce : « Il n'y a plus de cinéma: il y a des films. » Et Bory est mort.

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37bis Boulevard de la Chapelle, le froid et des forces de l'ordre. Une figure imposée depuis un triste vendredi 13. Pour réchauffer l'air d'automne, Eric Naulleau et Graham Parker mêlent littérature et rock n' roll. Etincelles promises dès l'invitation : « On les emmerde le 23 novembre aux Bouffes du Nord. » Inutile de préciser la cible visée. Avant de gagner leurs strapontins, Cyril Montana et son amie, Jeanne, se mettent en condition. Prendre garde, toutefois, à l'abus de vin rouge portugais. Cyril avoue ne guère connaître Graham Parker. On se rappelle son apparition, filmée par Judd Apatow, dans 40 ans: Mode d'emploi et une phrase de Bruce Springsteen : « Il est le seul rockeur pour lequel j'achèterais une place de concert. » Du balcon du théâtre, Parker a la voix de Bob Dylan jeune et le visage de Dennis Hopper vieux. Ses lunettes fumées aux reflets jaunes font leur effet. Sur scène, Naulleau fait les présentations : « 40 ans de rock vous contemplent. » Nous pensions connaître Eric. Ex-terreur cathodique du samedi soir, lettré camarade de joutes de Zemmour et fan de beau jeu footballistique. Nous nous trompions. Eric est un éternel adolescent dont l'idole se nomme Graham Parker. Une addiction qui donne son titre au texte dont il lit des morceaux choisis : Parkeromane. Sa voix est en place; son émotion, à fleur de peau tannée. A chaque titre interprété par Parker - « Watch the moon come down », « Between you and me », « Don't ask me Questions » -, le regard de Naulleau se perd dans les souvenirs. Les années défilent; on voyage. De la France de Giscard d'Estaing à Minneapolis. En guest-star : Yves Calvi circa 1977, Philippe Manoeuvre, Ken et Barbie, et le poète Henri Cole. On pense à un beau roman de Philippe Lacoche : Tendre rock. A la fin d'un long rappel, mots et notes sont enlacés dans les têtes. Ca donne envie de trinquer. Au bar, le sourire de Tristane Banon fait plaisir. Un certain Patrick Lefebvre, absent, est épinglé avec drôlerie. Sylvie Le Bihan-Gagnaire oublie une blessure au genou en badinant avec « un jeune homme prometteur »: Gautier Battistella. Gaspard Proust est évoqué. Son prochain spectacle et la sortie de L'Idéal, film de Frédéric Beigbeder dont il tient le premier rôle, sont attendus en 2016. Nathalie, silhouette brune et bronzée venue de la Côte d'Azur, s'amuse à faire l'autruche dans son sac Chanel. Naulleau et Parker apprécient, d'un éclat de rire partagé. Ils sont heureux; ont réussi leur coup. Douceur des choses pas morte.

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C'est une histoire d'amitié, d'amour et de vengeance : deux hommes et des femmes en banlieue rouge. Patrick Besson, le gamin de Montreuil de 28 Boulevard Aristide Briand, nous amène à Malakoff entre juillet 1989 et la fin de l'année 93. Notre révolution contemporaine : « Quand les français apprirent à marcher et à téléphoner en même temps. »

Philippe, malade du coeur en attente d'un greffon, et Vincent, professeur de lettres, sont voisins d'immeuble. Ils se retrouvent au café Le Carrefour ou au Kémia, aujourd'hui Café M. De quoi parlent deux camarades qui ne le sont pas vraiment ? Ils refont le monde en train de se défaire et passent en revue les filles de leur vie, comme des militaires. Il y a le bicentenaire de la prise de la Bastille et des mères très présentes, la volée de revers de Stefan Edberg et Monica Seles, des murs qui tombent et des petites amies. Vincent, qui tient la plume du roman, aimait à l'époque autant la bicyclette que les femmes. Les femmes de Philippe, surtout, auxquelles il offrait des bicyclettes : Vanessa, Sonia, Karima. Il les fait rire sans être drôle : « Vous n'avez pas d'animal domestique ? Non: une aide ménagère ». Technique de drague imparable. Elles se donnent assez facilement, vont et viennent, avant de s'enfuir. Vincent n'est pas fréquentable: « Être la cocue d'un cardiaque : la honte. » Elles savent qu'il finira mal. C'est-à-dire : mort.

Besson ne s'embarrasse pas d'un mauvais suspens. Préfère une chute finale, qui ressemble à une fugue. On pense à Une femme riche; également à Accessible à certaine mélancolie et Belle-soeur. Des romans où les enfants tristes des présidences Chirac et Mitterrand tentent de ne pas se perdre. Ne mets pas de glace sur un coeur vide est dans cette ligne douce et dure. Temps suspendu à la pointe sèche des dialogues et fulgurances. Besson a réussi son coup. Il date nos joies et notre spleen. On en redemande. Ca tombe bien. Pense-bête – suivi de Sorties est déjà en librairie.

Patrick Besson, Ne mets pas de glace sur un coeur vide, Plon
Patrick Besson, Pense-bête – suivi de Sorties, Mille et une nuits

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Nous n'avons pas encore lu Loulou Robert. C'est compliqué : on ne parle que d'elle. Ce qui donne l'impression de tout savoir, déjà, sur Bianca. En lice pour le prix Goncourt du premier roman. La concurrence est sévère chez Drouant. Face à Loulou, Olivier Bourdeaut est favori avec En attendant Bojangles. Au festival « Lire à Limoges », il a séduit sans forcer lectrices et libraires. Uniquement les lectrices ? Les hommes, on le sait, ne lisent pas. Les armes imparables d'Olivier : disponibilité, sourire et humilité. La rançon de la gloire et du succès. Dans le désordre. Loulou n'était pas à Limoges. Normal : elle est partout ailleurs. Fille de Denis, journaliste préféré de Clearstream et Philippe Val, et soeur de Nina, elle a imposé son prénom. Il faut s'y faire. Quand on reçoit, par exemple, un sms de Baptiste Liger : « You're in love with Loulou ? » Un aveu : nous nous sommes demandé qui était Loulou. C'était, comme dans la publicité, avant. On ne jure désormais que par elle. Loulou a eu droit à son portrait pleine page dans Libération, à la colonne de Frédéric Beigbeder dans le Figaro Magazine. Les magazines féminins, non plus, ne l'ont pas manquée. Top modèle et écrivain : une jolie carte de visite pour une brune sensuelle d'1m72 née à Metz, passée par Paris et New York avant retour dans la capitale. Plus sexy que les écrivains-éditeurs, espèce en voie de disparition, ou que Christine Angot, qui bouge encore. Une mode pourrait être lancée. Ce ne serait pas pour nous déplaire. Il y avait Géraldine Maillet; il y a Loulou. Ses lignes fines et claires; ses courbes douces. Un esprit stylé dans une silhouette longiligne. Notre premier souvenir d'elle : dans les pages de Lui. Le numéro de l'été 2015. Marie de Villepin était en couverture, sein gauche en liberté et guitare entre ses doigts érotiques. Loulou : la fille de la porte d'à côté. Légèreté des mots et chic des photos signées Leïla Smara. Un autre souvenir : son évocation par Franck Maubert, à la sortie d'un déjeuner à la Cantine du Troquet, rue du Cherche-midi. Au menu : couteaux à la provençale, lottes, un coteau d'Aix et Loulou. Franck a lu Bianca, a aimé, le conseille. Les beaux goûts de Maubert. La mise en bouche du roman de Loulou est enfin sous nos yeux : « Je m’appelle Bianca. C’est ma mère qui a choisi ce prénom. C’est son côté « Américaine » même si l’Amérique, elle connaît pas. Il y a un mois jour pour jour, assise dans mon salon en compagnie de Teddy, le chat de la maison, je regardais la télévision. Teddy dormait, les lignes de ses lèvres supérieure et inférieure me souriaient. Il avait l’air bien. Je me suis dit que si je fermais les yeux et laissais tout aller, je sourirais peut-être comme lui. Les lignes bleues qui sillonnent mes poignets ont été inondées de rouge, du rouge sur le sol, sur mes vêtements. Au moins, ce n’était plus tout noir. Au moins il y avait de la couleur. » Se suicider à 16 ans, on n'a pas idée. Littérature suit, quelques années plus tard. Nous sommes sous le charme.

Loulou Robert, Bianca, Julliard

Textes parus dans Schnock, le Figaro, Service littéraire et Technikart

"Vadim, un playboy français", le 19 mai ...


Braconner en silence, loin du ouèbe, c'était bien.
Il y a eu Adieu aux espadrilles.
Il y a eu l'hibernation.
Il y a eu la mine des mots.
Les nôtres, ceux des autres.
Il y a, le 19 mai, aux éditions Séguier : Vadim, un playboy français.
Et le retour, ici, au gré des envies, de nos "Name-dropping" ...

samedi 17 octobre 2015

Le plaisir d'éditer (Frédéric Beigbeder)


Un livre, ce devait toujours être ça : une partie de plaisir.

Nous avions une quinzaine d'année. On aimait les premiers romans de Frédéric Beigbeder : Mémoire d'un jeune homme dérangé, Vacances dans le coma. On a continué. Jusqu'à Oona & Salinger, nous n'avons rien manqué. Bien sûr, nous avions nos préférences. Mais peu importe. Le style était toujours là, comme il est dans chaque ligne que Beigbeder écrit, quel que soit le support. Ne pas l'oublier : la littérature est partout chez elle, sauf dans les mauvais livres. Elle est même parfois imprimée sur papier journal ou glacé. On se souvient ainsi avoir acheté VSD pour y lire le « Journal d'Oscar Dufresne » (qui deviendra L'Egoïste romantique) ; Voici pour les critiques littéraires de Frédéric (et, avouons-le, pour les seins nus des starlettes du jour) ; puis GQ pour les conversations au long cours qu'il menait avec des écrivains, des philosophes, des actrices, des zommes-et-femmes politiques.

Nous lisions et relisions ces conversations, qui se poursuivent aujourd'hui dans les pages de Lui. Impression d'être à la table de Frédéric et de son invité, de boire de belles quilles avec eux, de défaire l'immonde et refaire le monde en leur compagnie, d'une fulgurance l'autre, entre une blague potache et une intime confidence.

Ca nous a rappelé d'autres pages de Beigbeder : des portraits-interview de Bernard Frank et Philippe Sollers à la fin du siècle dernier ; un rendez-vous manqué avec Françoise Sagan quelques jours avant sa mort ; une flânerie avec Simon Liberati dans un magazine disparu. Et ça nous a donné une idée : recueillir ces conversations dans le plus élégant, snob, drôle, chic des livres.

Où a-t-on parlé pour la première fois de notre idée avec Frédéric ? Ce devait être au Jeu de quilles, 45 rue Boulard. Frédéric était en retard. Il avait dû emmener en urgence sa chatte Kokoshka chez le vétérinaire. Un verre de vin blanc bu cul sec – Sancerre de chez Riffault ? - a permis de remettre nos idées en place.

_ Que dirais-tu d'éditer les conversations que tu as publié dans la presse ?
_ J'y pense depuis longtemps. Mais il me manque des textes.
_ Je les possède tous.
_ C'est un vice ?
_ Une maladie : archiviste obsessionnel.
_ Alors on fonce. J'avais un titre en tête : « Rencontres avec des personnes remarquables ».
_ Clin d'oeil à Peter Brook ?
_ On peut sûrement trouver mieux.
_ On recommande une autre bouteille ?
_ Elle est déjà là !
_ « Conversations d'un enfant du siècle » ?
_ Ne cherchons plus : le titre, c'est ça !
_ Veux-tu que nous conservions actrices et écrivains, chanteurs et politiques ?
_ Après Dernier Inventaire avant liquidation et Premier bilan après l'apocalypse, il serait bien de ne garder que les écrivains et philosophes. Ca permettrait de clore une trilogie. Les actrices auront un tome 2 très sexy juste pour elles !
_ Tu es aujourd'hui le meilleur des passeurs de littérature. Houellebecq le dit dans un de vos entretiens.
_ C'est gentil.
_ On garde tous les écrivains avec lesquels tu t'es entretenu ?
_ Non. [Bip] n'a jamais écrit ses livres. [Bip] n'a aucun intérêt. Ce qui serait bien, c'est que tu retrouves les versions « uncut » des entretiens parus dans GQ. Une charmante demoiselle, Adèle, saisissait les bandes des conversations avant les coupes du journal et de l'interviewé. Elle a dû conserver les fichiers.

Conversations d'un enfant du siècle était sur les rails. Un déjeuner avec Adèle, au Café Tournon, a permis de récupérer les fameuses versions « uncut » de GQ. Frédéric avait raison : elles balaient d'un revers de sincérité à vif les versions imprimées. C'est un festival de fusées humoritiques, émouvantes, délicates. Alain Finkielkraut s'emporte contre Georges-Marc Benamou et s'intéresse aux love stories dans la presse people. Un premier Ministre passe. Bernard-Henri Lévy n'a jamais été plus sympathique et percutant que dans ces pages : « Harry ? Check with Joel my lunettes de natation ... » Phrase culte, tout comme : « Je travaille souvent nu ». Jean d'Ormesson, lui, ôte par instant le masque d'éternel jeune homme aux yeux bleu qu'il porte si bien. Il tutoie pudiquement la mort, en récitant des vers de Paul-Jean Toulet.

Le livre prenait forme. Il s'ouvrira avec Bernard Frank, en 1999 ; s'achèvera en face de James Salter, à l'été 2014. Les plumes françaises côtoient Tom Wolfe et Bret Easton Ellis à Los Angeles. Chacun se révèle comme rarement. L'intelligence est à la fête ; les digressions, pas négligées. Michel Houellebecq et Jay McInerney reviennent plusieurs fois. Nous déroulons ainsi le fil de leur vie, de leurs œuvres, tout comme, en creux de chaque texte, on accompagne Beigbeder année après année. Au commencement, Frédéric est un publicitaire trentenaire qui achève la rédaction de 99 francs. Littérature pas morte, succès au rendez-vous. Il crée la revue Bordel, rougit devant Cossery le dandy. Le Onze Septembre marque les esprits, laisse des traces. Il s'agit de rouvrir la fenêtre sur le monde. Il est question de nuits blanches et d'écran noir. Non, Frédéric ne fera jamais de cinéma. Editeur chez Flammarion, il publie Simon Liberati et Lola Lafon, Pierre Mérot et Bénédicte Martin. Littérature toujours pas morte. Son art d'intervieweur, de plus en plus, est celui de Truman Capote confessant Marilyn Monroe dans Prières exaucées. Aucun détail ne lui échappe. Un ange passe ; Laura est son prénom. Bukowski et Fitzgerald reviennent d'outre-tombe le temps d'un drink. Frédéric, finalement, réalisera son premier film. Une muse apparaît sur les rives du lac Léman : Lara. Sa beauté est celle d'Oona dans les volutes du Stork Club. Frédéric l'épouse. McInerney, tout en charmant l'exquise Victoria Olloqui, félicite les mariés.

Le livre était-il bouclé ? Non. Nous voulions sauver de l'oubli les paroles envolées d'écrivains aimés. La télévision, parfois, offre des moments de grâce. Ils sont rares, précieux. Nous avions en mémoire une conversation filmée, au Pershing Hall, entre Frédéric et Jean-Jacques Schuhl. C'était à la fin de l'année 2006. Des minutes de poésie où s'invite le fantôme de Frédéric Berthet, cité par Schuhl. L'émission retrouvée sur le ouèbe et restranscrite, Frédéric était heureux : « C'est joli aussi de sauver ces conversations de l'oubli. Sans ce travail, il est certain que personne ne se serait souvenu de ce qu'a dit Jean-Jacques ce jour-là, qui est si juste, léger et profond. »

Nous ne pouvions nous arrêter là. Une année durant, Beigbeder avait reçu, circa 2002, des écrivains dans le cadre très chic du Milliardaire. L'émission, diffusée sur Paris Première, s'appelait « Des livres et moi ». Frédéric avait conservé quelques VHS. Nous y entendions Guillaume Dustan, Umberto Eco, Antonio Tabucchi, Gabriel Matzneff et Chuck Palhaniuk. Il nous fallait ces mots-là. Pour ne pas oublier Dustan – ami de Frédéric mort trop tôt – et Tabucchi ; pour redire que Matzneff n'est pas un diable chauve ; pour inventer avec l'auteur de Fight club le rap littéraire. Des mots - et des voix- en liberté, à l'assaut et à la caresse, désormais gravés dans ce marbre qu'est le papier.

Conversations d'un enfant du siècle est fini. A chaque page, des camarades de plume, des amis, badinent, nous parlent. C'est léger et profond, drôle et triste, discret et extravagant, inutile et inestimable. C'est la vie, avec ses joies et ses drames, au coeur des mots des écrivains. Les écrivains, vous savez, ces éternels godelureaux persuadés que « la beauté sauvera le monde ». Alors que l'ultime point du livre était mis, entre Paris et Megève, le 31 décembre 2014 peu avant 20 heures, Frédéric nous envoyait ce SMS : « On ne l'aura pas volée la murge de ce soir ! » Une partie de plaisir, disions-nous. On la souhaite à la lectrice, au lecteur. Sans modération, un verre de vin à portée de main, de lèvres. Tchin !

vendredi 16 octobre 2015

Renaudot en espadrilles ...



Dans la course au prix Renaudot, impossible de rivaliser avec la petite annonce de Fabrice Guénier : "Auteur Gallimard cherche journaliste curieux".

On a testé "Auteur curieux cherche journaliste Gallimard" ou "Auteur Rocher cherche journaliste bernique". Sans convaincre.

Afin de réchauffer l'air automnal, il nous reste à promettre, si le prix était décerné le 3 novembre à "Adieu aux espadrilles", de venir le chercher en étoffes d'été, lunettes noires et espadrilles. A notre bras, la créature en bikini (Thanx to Hilo Chen) illustrant la couverture du roman.

Une telle promesse convaincra-t-elle l'ensemble du jury ? Françoise Sagan, sans doute, aurait apprécié : "Un peu de soleil dans l'eau froide". Paul-Jean Toulet, sur le rebord des tombes, aussi.

vendredi 24 juillet 2015

Lindsay Lohan n'est pas morte


Sa dernière apparition sur l'écran noir de nos nuits blanches : The Canyons. Un film signé, circa 2012, Paul Schrader et Bret Easton Ellis. Pas au mieux de leur forme. Contrairement à Lindsay, qui sauve presque le long-métrage du ratage intégral. Nous y reviendrons. Depuis, elle n'apparaît plus dans les salles obscures. Pas un jour, pourtant, sans une nouvelle d'elle. It-girl toujours pas morte. Malgré les excès – drogue, alcool -, les rumeurs et les coups du sort. Il suffit de taper son nom sur gougueule. Tout défile. En ce début d'été 2015, 1 940 000 résultats annoncés. Le lendemain : environ 4 720 000. Joli score. Pour comparer : Manuel Valls, c'est 123 000 occurrences et Nicolas Bedos, 20 000. Chacun ses obsessions douteuses

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Qu'apprend-on, page après page, sur Lindsay ?

Des broutilles d'un monde 2.0. Elle achève ses travaux d'intérêt général ; voyage en Italie. Avant, elle s'est enfermée dans une chambre froide. Ca régénère les sens paraît-il. Oprah Winfrey, pour laquelle elle a tourné un docu-réalité, n'est plus qu'un lointain souvenir. Une collection capsule, chez Lavish Alice, porte son nom. Duran Duran a enregistré un single où elle pose sa voix. Elle voudrait un bébé avant la fin de l'année. A-t-elle un boy-friend ? Le doute plane. On ne veut pas croire qu'elle fréquente toujours le fouteboleur Samir Nasri. Il y a des limites à ne pas franchir. Son compte Instagram ne nous renseigne guère plus. On aime les photos qu'elle y poste : légères, souriantes, sexy. Peu importe photoshop. A l'inverse de Miley Cyrus, sa petite sœur dans la famille Disney trash, pas de langues tirées, de grimaces et de pointes de seins apparentes. Une certaine idée de l'élégance US au naturel, même quand elle jardine en robe de printemps, sécateur géant à la main.

Les photos nous en apprennent bien plus sur Lindsay que les textes, publiés ici ou là. Pas simple d'esquisser la grâce d'une demoiselle abîmée. Trop de plumes se contentent du mimimum. A 3 ans, Lindsay tourne déjà des pubs. A 12 ans, elle est à l'affiche de son premier film. A 18 ans, son album Speak se classe 4e des « charts » américains. Parmi les titres : « Nobody Till you », dont se rappellent, aujourd'hui encore, des Lolitas portant espadrilles et bikinis. A 20 ans, on compare Lindsay à Diane Keaton. Depuis, l'actrice et chanteuse a vécu aussi vite que possible. Trop vite. Talent oublié, frasques en pagaille, amours chaotiques. Rehab sur Rehab. Accidents de voiture. Les tribunaux s'en sont mêlés. La liste non-exhaustive de ses amants a été chapardée, publiée. Des noms ? James Franco, Ashton Kutcher, Orlando Bloom, Benicio del Toro, Ryan Philippe, Joaquin Phoenix, Justin Timberlake, Colin Farrel, Zac Efron, on en oublie. Certains ont protesté. Non, ils n'ont jamais couché avec Lindsay. Elle est malsaine. Plutôt crever. C'est une mythomane. Elle ne pense qu'à sa propre publicité. Lindsay a huit tatouages, parmi lesquels le titre d'un roman de Jay McInerney et une citation : « Tout le monde est une étoile et mérite de briller. » Ça mériterait des précisions. Elle est fan des Guns N' Roses. La trilogie « Don't cry »/ « November Rain »/ « Estranged » : bande-son de nos adolescences. Ce n'était pas rien, en 1991, le double album Use your illusions, les clips où figurait Stéphanie Seymour, petite amie d'Axl Rose. On imagine Lindsay recopier sur un cahier quadrillé les paroles des chansons d'Axl. Le vrai snobisme, à l'époque : préférer Axl Rose à Kurt Cobain.

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Retour aux photos. Nous avions aimé certains des shooting passés de Lindsay. En Marilyn modèle 62, pour Bert Stern et New York Magazine, elle emportait la mise. Face à Terry Richardson, elle incarnait une poupée blonde très sexuelle puis, deux ans plus tard, une héroïne d'Hitchcock. Elle n'a jamais, surtout, été plus troublante que sous l'objectif d'Olivier Zahm. Été 2012, L’Officiel homme, Johnny en couverture. Lindsay investit une suite du Château Marmont. On se croirait dans la saison 4 de Californication. Elle est parée de dessous très chics « Agent provocateur ». De la neige et du noir. On peut détailler son regard d’allumeuse d’incendie, ses lèvres entrouvertes, sa main posée sur son ventre. Elle ferme les yeux, se cambre. Des taches de rousseur tapissent son corps. En quelques clichés, on est sous le charme, à la fois sauvage et fragile, de la demoiselle. Difficile de s'en remettre.

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Qu'est-ce qui nous enchante chez Lindsay ?

Ses hauts et ses bas, son rire et ses coups de blues, sa peau nue et ses étoffes, sa voix de fumeuse de blonde light et son art de répondre, sur le plateau du « Late Show » de David Letterman, alors qu'elle porte un verre d'eau à ses lèvres : « Mince, je pensais que c'était de la vodka ! ».

Il faut assumer son mauvais goût. Surtout quand il n'est pas si mauvais. Les productions Disney où apparaît Lindsay font toujours la joie des jeunes filles. Lolita malgré moi se regarde sans fin. Dans Bobby et The Last Show, d'Altman, elle bouleverse. Machete n'est regardable que pour cette scène où ses longs cheveux blonds recouvrent à peine ses seins en liberté. Même dans Liz & Dick, biopic éreinté sur la romance tumultueuse entre Elizabeth Taylor et Richard Burton, on ne voit qu'elle.

Nous ne sommes pas seul à suivre Lindsay partout. On la retrouve dans les mots de Simon Liberati, qui la dessine en descendante de Jayne Mansfield. Jean Rolin, parti à la recherche de Britney Spears dans un roman, en pince avant tout pour elle. Clélia Cohen, journaliste de talent, en a fait l'héroïne d'une série d'été parue dans les Inrockuptibles. On y pense : Clélia Cohen serait parfaite pour signer une biographie stylée de Lindsay, un tendre portrait. Un éditeur devrait lui proposer. Jean Le Gall, chez Séguier, après le succès de l'autobiographie d'Helmut Berger ?

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Comme toutes les petites starlettes trop riches, Lindsay Lohan n'a pas besoin qu'on la raconte ; juste qu'on la regarde et qu'on l'aime. Il nous tarde de la retrouver sur les écrans, petits ou grands. Dans une prochaine saison de True Detective, à la suite de Kelly Reilly, elle ferait tourner les têtes. Chez Woody Allen également ; ou dans un Tarantino. Son agent devrait toquer à ces portes. Bien sûr, Lindsay a mauvaise réputation. Son côté Guy Debord ? Un long article du New YorkTimes, assez drôle, nous en apprend de belles. Le titre explicite du papier, signé Stephen Rodrick : « Here Is What Happens When You Cast Lindsay Lohan in Your Movie ». Sur le tournage de The Canyons, elle était insupportable. Caprice sur caprice. Ne voulait pas tourner nue, si Paul Schrader ne se déshabillait pas également. Ce que le réalisateur a fait. Au petit matin, elle empestait l'alcool de longues soirées arrosées passées avec Lady Gaga. Embrasser James Deen, acteur porno chouchou de Bret Easton Ellis, ne l'emballait pas. Il fallait négocier, menacer, la calîner. Le film, finalement, a pu être achevé. Un flop. Le désœuvrement décadent de jeunes gens friqués à Los Angeles : déjà vu. Les critiques ont sorti la sulfateuse. Neuhoff, dans le Figaro : « Ce n'est plus du cinéma, c'est de la boucherie [...] Les dialogues sont à se pincer (ne pas rater les échanges au restaurant). Clichés à la pelle, aucune trace d'humour, émotion aux abonnés absents, on se demande s'il ne s'agit pas d'une blague. Bret Easton Ellis a dû écrire le scénario entre deux tweets. Paul Schrader continue à saboter sa réputation. Il fera bientôt le bonheur des soirées DVD entre amis. Un sommet. »


Eric a raison : ce n'est pas très bon. Lindsay, pourtant, est touchante. Dans The Canyons, Elle joue le rôle de sa vie. Actrice à bout de souffle, sur le rebord des tombes. Elle a vieilli, ça lui va bien. Corps de femme d'1m65 sur stilettos avant, pendant, après l'amour. Ses seins prennent beaucoup de place. Elle s’offre en robe noire, en nuisette ou nue. Tâches de rousseur toujours érotiques. Quand elle fume sur un transat, parée d’un maillot de bain rouge et de lunettes noires, sa voix aiguise les frissons. Haute tension sensuelle. Tout ce qui nous manque. Le reste du film ? On s'en moque. Message personnel : « 7e art mal en point. Come-back souhaité de Lindsay Lohan. »

Texte paru dans Technikart, été 2015

vendredi 17 juillet 2015

Pascal Jardin - Toupie la rage


L'avertissement donne le ton : « C'est un livre en colère. » Variantes : foutraque, lyrique, à l'assaut, à la caresse, plein de larmes, froissé. Pascal Jardin voulait épingler un chagrin sentimental. Il a réussi. Sa plume est un couteau. C'est violent, excessif et tranchant dans le vif des chairs. Comparées à Toupie la rage, les confidences mélancoliques de La guerre à 9 ans, paru un an plus tôt, ressemblent à une bluette. Mais Jardin s'en moque. En guise de bandeau autour du roman, il a choisi : « L'amour dingue ». Parce que c'est brutal. A son éditeur, il précise : « Je lancerai le livre moi-même et très fort, comme je suis, comme une brute. »

Dès la première scène, le narrateur est en mauvaise posture : « L'homme qu'il ne connaissait pas se tenait sur lui et faisait l'amour à bout de bras, appuyé sur les mains. Il n'avait pas pensé qu'il fût posible d'être pris par devant. Pour lui, l'homosexualité était affaire de dos tourné. » Il s'agissait d'un cauchemar. Sa femme, Raphaëlle, dort à ses côtés. Lui faire l'amour remet les idées en place. Pour le romantisme, on repassera. Le couple a du plomb dans l'aile. Une autre femme rôde, s'impose. Son surnom : la Polack. Le roman a failli être ainsi titré. « Trop dépréciatif », a jugé Grasset.

La Polack a 18 ans, fille d'architecte, it-girl de l'époque. Pascal Jardin croit la vouloir ; elle se fait désirer. Toujours la même histoire : « A près de quarante ans, recommencer un grand amour, il n'avait plus la force. » Leurs pas de deux, entre l'avenue de Courcelles et Saint-Tropez, le Grand-Véfour et l'hôtel du Palais à Biarritz, sont électriques. Beaucoup de temps passé sur les routes, pied au plancher de luxueuses voitures de sport, dans des restaurants et night-clubs douteux, dans des maisons de famille. Désir, cris et incompréhensions sont de la partie : « Cette nuit-là, il ne sut ni parler, ni sourire, ni calmer, ni caresser, ni faire l'amour. Il ne sut rien faire du tout […] Elle dormait de son sommeil d'enfant, de son sommeil de fille à whisky, lourdement, en transpirant. Ce brouillard d'eau sorti de son corps sentait follement bon. Il lécha sa peau brune. Elle ne le sut jamais. »

Pascal Jardin veut tout raconter. Sa vie, ses œuvres, ses amours. On l'imagine noircir frénétiquement chaque page. Comme s'il devinait déjà sa mort, en 1980, à 46 ans. Il n'a pas de temps à perdre. Avec un certain dégoût, il se noie dans les commandes : un portrait de Paul Morand ; une chanson pour Dani ; les dialogues d' Indomptable Angélique. Son souffle se perd dans trop de mots ; il le retrouve d'une fulgurance. S'accroche aux souvenirs. Les aime, puis les déteste. Entre Raphaëlle et la Polack, sa passion balance dangeureusement. Il ne peut se passer d'aucune des deux. On sent qu'il a des comptes à régler : « Toute sa vie, il s'était interdit de penser mal des femmes. Or tout à coup, il fut débordé par sa propre rage comme certains partis politiques par leurs extrêmistes. » Peine perdue.

Toupie la rage fut un échec. Ventes en dessous des espérances. Mauvaises critiques : « Avoir mis toutes ces qualités au service d'une intrigue aussi vulgaire, c'est suicidaire de la part d'un auteur dont la carrière avait commencé par un coup d'éclat. » (Jean-Didier Wolfromm). La Polack, surtout, prend le chemin des fugues. Direction l'Amérique. Elle reviendra trois ans plus tard. Pascal Jardin l'invitera à dîner ; la fera jouer dans La race des Seigneurs, son adaptation de Creezy de Félicien Marceau. On la remarquera peu. Il est vrai que Sydne Rome aimante tous les regards.

Ne pas oublier de répondre à la question que tout le monde s'est posé à la parution de Toupie la rage : qui était la Polack ? Un nom : Sophie Balick. Dans son salon, aujourd'hui, un portrait de Pascal Jardin. Elle ne l'a pas oublié. Ne lui en veut pas de son roman de dépit. Passage obligé des cœurs trop tendres. Toupie la rage refermé, on a très envie de relire Je te reparlerai d'amour et de regarder une nouvelle fois Le vieux fusil. Entendre Philippe Noiret, à la Closerie des Lilas, dire à Romy : « Je vous aime. » Des mots, là aussi, signés Jardin.

Pascal Jardin, Toupie la rage, Grasset, 1972
Texte paru in Schnock #15

mardi 19 mai 2015

Adieu aux espadrilles


Notre roman "Adieu aux espadrilles" (éditions du Rocher) paraîtra le 20 août. Amour, petits luxes sur les rives du Lac Léman et mélancolie plein soleil ...

lundi 4 mai 2015

Sauf dans les chansons - Jérôme Leroy


Que faire en mai, et même en juin ? Lire notre ami Jérôme Leroy, son recueil de poèmes Sauf dans les chansons (et ses nouvelles Les jours d'après). On allait écrire que ces poèmes, c'est ce que Jérôme écrit de plus beau, et pas seulement parce qu'il y en a un qui nous touche plus encore. Mais non. Tout ce que Jérôme Leroy écrit est beau, sentimental, délicat, poétique, mélancolique et tutti belli. Il annonce l'été, et le prolongera.

Jérôme Leroy, Sauf dans les chansons, La Table ronde, 2015

samedi 25 avril 2015

Où es-tu Emmanuelle ?


Nous n'avons rien contre Dakota Johnson. L'actrice possède le charme d'une voisine que nous croiserions, d'une semaine l'autre, à la caisse d'un supermarché. On la voit, on l'oublie, jusqu'au prochain hasard. Sans doute n'a-t-elle pas lu attentivement le scénario tiré du roman de E.L. James. Ce passage, notamment, où Christian Grey met en garde Anastasia : « Je ne fais pas dans le romantisme. Mes goûts sont très particuliers. » Le riche homme d'affaires attache les poignets de ses conquêtes, leur bande les yeux, les cravache. Le film serait « hot » ; il contiendrait un pourcentage précis de scènes de sexe. Des chiffres sans les lettres, sans la chair. Pour un peu, nous nous croirions dans la salle d'audience d'un tribunal du Nord, entre filles de joie à la figure fatiguée et Dodo la Saumure. L'érotisme tendance menottes et fouet n'est plus une idée neuve.

A notre rescousse, des noms et des silhouettes de jadis s'imposent. On pense à Michèle Mercier, « marquise des anges » pour laquelle ont oeuvré Pascal Jardin et Daniel Boulanger ; à Jacqueline Sassard prenant son bain et s'amusant avec la mousse dans Les Biches, des duettistes Chabrol et Gégauff ; à Corinne Cléry découvrant la banquette en cuir d'une Traction luxueuse dans Histoire d'O, adaptation par Sébastien Japrisot du roman de Pauline Réage. On revoit bien sûr BB filmée par Roger Vadim ou par Godard dans la scène inaugurale du Mépris. Son corps alangui, la marque blanche de son intime étoffe tout juste ôtée, son murmure à l'oreille de Michel Piccoli : « Et mes fesses, tu les aimes, mes fesses ? » La réponse coule de source. Dans B.B. 60, François Nourissier a trouvé la juste formule : « De toutes les armes que nous offre la vie quotidienne pour régler ses comptes à la sottise, la jeunesse et l’impudeur d’une femme sont les plus douces. » On ne saurait mieux dire.

Nous parlons d'un temps où les écrivains étaient les invités permanents du 7e art. Ils ne forçaient pas leur talent, en usaient avec insouciance. Pour esquisser « la jeunesse et l'impudeur » des héroïnes, ne pas leur faire dire trop de bêtises, ils savaient jouer leur partie de plaisir. L'érotisme, finalement, est une histoire de peau en liberté et de mots à la caresse. L'histoire a commencé au moment où les femmes ont deviné que tout, très vite, leur appartiendrait : nos jours, nos nuits. Elles s'en sont données à cœur joie et à corps tendre. Avec des hommes, avec leurs amies aussi. Un prénom est resté dans nos mémoires : Emmanuelle. Paru sous la signature d'Emmanuelle Arsan, pseudo de Marayat Bibidh, le roman aurait été écrit par son mari, le diplomate Louis-Jacques Rollet-Andriane. En juin 1974, le film révèle la beauté de Sylvia Kristel : des yeux « de niveau d'eau pour boire en prison », un long corps venu des Pays-Bas, un art unique de se vêtir et se dévêtir au gré de ses envies. Nous ne sommes pas prêt de l'oublier. Elle s'ennuie, s'interroge sur l'amour, cède aux tentations. Il est impossible désormais de prendre un vol long-courrier Paris-Bangkok sans penser à elle. Sur une mélodie de Pierre Bachelet, on rêve de la vie d'ambassade et de coquetèles au bord d'une piscine de villa. Marivaudages exotiques à fleur de peau. La jeune et bronzée Christine Boisson, en short en jean, connaît les questions et les réponses :« Tu sais pourquoi je mange des suçettes ? Parce que ça excite les vieux. » Les dialogues d'Emmanuelle hésitent entre du Rohmer classé X et les productions kitsh de Jean-Luc Azoulay. Jean-Louis Richard, auteur de La Peau douce, le meilleur Truffaut, s'y est attelé. Il frôle le ridicule, l'évite de peu, ce qui n'est pas sans charme. Un dilettantisme moite, qui aiguise les sens et l'imagination, emplit l'atmosphère. On en redemande, même si le film connut trop de suites. C'est sans prétention, d'une folle légèreté, telle une carte postale où Sylvia Kristel nous ferait de l'oeil, alanguie sur un fauteuil en rotin. Le monde en fuite du dernier sex-symbol des Trente Glorieuses.


La chair, aujourd'hui, est triste et nous ne lisons plus tous les livres. Sur les tables de nuit, 50 nuances de Grey a pris la place d'Emmanuelle. Smartphones et twitter complètent le tableau. Nulle émotion ne peut naître de mots pauvres et de technologies qui déclinent la passion en images laides ou en 140 caractères. La provocation selon Anastasia et mister Grey ne provoque que des ricanements dans les open-space. A la vie de bureau, définitivement, nous préférons la vie d'ambassade et l'air de ne pas y toucher de BB, Corinne Cléry et Sylvia Kristel. Ne pas oublier leurs petites sœurs des années 80 : Valérie Kaprisky, Marushka Detmers, Ornella Muti (liste non exhaustive). Avec elles, l'érotisme ne se prend pas au sérieux ; il incarne toujours un art de vivre, manière de dolce vita qui ne veut pas mourir. Il se prolonge là où on ne l'attend pas forcément. Filmée par Pascal Thomas, l'incandescente silhouette brune de Marie Gillain, nue au détour d'un couloir, nous touche. La même actrice, en couverture et dans les pages intérieures d'un magazine, qui fut celui de « l'homme moderne », pose avec une sensualité inouïe. Dans un remake de Emmanuelle, on ne doute pas qu'elle serait parfaite. Affaire à suivre ...

Version uncut d'un texte paru dans le Figaro, le 10/02/2015

L'amant de poche - Voldemar Lestienne


La lutte a été féroce. Le 1er décembre 1975, le prix Interallié est attribué à L'amant de poche de Voldemar Lestienne, au quatrième tour de scrutin, par 6 voix contre 5 à Ciel de cendres d'Alexandre Astruc (Le Sagitaire). La maison Grasset a su faire ce qu'il fallait, Yves Berger orchestrant la manœuvre. Ca a laissé des traces parmi les membres du jury. Antoine Blondin s'est retiré du théâtre des opérations : « Je n'éprouve aucun mauvais sentiment contre Voldemar Lestienne, pour lequel j'ai beaucoup d'amitié, ni contre le prix Interallié, que j'ai reçu et distribué avec beaucoup de plaisir. Mais je ressens une immense lassitude devant les inévitables pressions exercées sur les membres du jury. »

Voldemar Lestienne se moque des intrigues littéraires. Il a mieux à faire. Diriger France Dimanche, après s'être fait la main à Elle et France Soir. Trouver l'accroche d'un papier sur un fait-divers de banlieue : « Le bal des fines moustaches ». S'amuser avec Sagan et sa bande, après être sorti indemne d'un accident d'Aston Martin DB Mark III avec Françoise. Il pratique la littérature en dilettante. Sa présentation en marge de ses livres l'atteste : « Voldemar Lestienne est né en 1932 à Lille (Nord). Il est marié. Il a trois filles. Il n'a fait ni l'E.N.A., ni Polytechnique, ni H.E.C. » Variante : « Voldemar Lestienne n'est ni ancien forçat, ni parachutiste, ni drogué, ni correspondant de guerre. » Ses œuvres n'encombrent pas les librairies. Avant L'amant de poche, il n'a publié que trois livres : Dillinger (1958), Furioso (1971) et Fracasso (1973). Dans les deux derniers, best-sellers, il transpose les Trois Mousquetaires en juin 1940. Certains puristes se pincent le nez. Ca n'a pas grande importance. Les mêmes tiquent également devant Cecil Saint-Laurent. Le style, toujours, reste une idée neuve. Voldemar Lestienne se fait plaisir, donc il nous enchante. Ses phrases sont pleines de rire, de pieds de nez, de légèreté, de fulgurances. Des facilités ? Parfois. Ca donne au lin des mots sa nécessaire froissure.

Mieux qu'un bandeau Interallié, il y a un art imparable de donner envie de lire L'amant de poche : « Quel jeune lycéen n'a pas rêvé d'être l'amant d'une femme blonde, belle, riche, qui viendrait le chercher à la sortie du lycée au volant d'une Maserati ? » On n'est pas sérieux quand, pas encore âgé de 16 ans, on boit trop de ouisquie. La tête tourne. Surtout si Héléna, surnommée « V.O. Lénine », apparaît. Elle dit « vous » ou « tu », selon son envie ; porte un blue-jean, un débardeur et ses cheveux sur les épaules. Un détail : pas de soutien-gorge. Difficile de résister. Le lendemain, Héléna récupère le jeune homme à la sortie de son lycée. Elle conduit une Maserati « Indy » 4 places. Sa parure du jour : des bas, une jupe à plis, des escarpins à talon carré, un corsage à reflets doux, un chignon dans le cou. Ca impressionne, tout comme son appartement, résidence Henri V. Qu'en conclure ? « On sentait bien que tout ça avait dû coûter cher et que Lénine aujourd'hui avait mis son soutien-gorge. » Pendant l'amour, Héléna écoute la « Traviata » ; après, elle boit du champagne. Plus inquiétant, elle répond en sourdine à de drôles de coup de téléphone. Puis congédie d'une voix douce : « Ta mère va s'inquiéter ». Il y aura, plus tard, des phrases encore plus vexantes. Héléna avait prévenu : « N'oublie jamais ça : je ne suis qu'une bourgeoise. » Les éducations sentimentales sont souvent des histoires de chagrin.


L'amant de poche a été le dernier livre de Voldemar Lestienne. Dans sa critique du Monde, Bertrand Poirot-Delpech évoquait « le monde de Sagan raconté par le Club des Cinq ». Ce n'était pas si mal vu, un zeste réducteur. Nous préférons nous souvenir du beau portrait que Gérard de Villiers, qui oeuvrait lui aussi à France Dimanche, consacre à Lestienne dans Sabre au clair et pied au plancher, ses mémoires : « Le personnage le plus pittoresque de l'équipe était sans conteste Voldemar Lestienne. Bourré d'humour, myope comme une taupe, c'était le roi du titre. » le 17 décembre 1990, à 59 ans, Lestienne s'en est allé. Un mystère toutefois demeure, que confie de Villiers : « Nous n'avons jamais su comment ce garçon un peu lunaire avait été surnommé « Couilles d'ange » »

Voldemar Lestienne – L'amant de poche – Grasset 1975
Texte paru dans Schnock #14, hiver 2015